Comment le péché d’Adam nous est-il transmis ? (R.C. Sproul)
Le réalisme
Parmi ceux qui prennent la révélation biblique au sérieux et qui croient à une chute historique d’Adam et Ève, il subsiste un débat intense sur la manière dont se produit la transmission du péché originel. Les deux points de vue les plus courants concernant le transfert de la culpabilité d’Adam à d’autres êtres humains se retrouvent à la fois dans l’école du réalisme et dans celle du fédéralisme. L’école du réalisme propose une version moins sophistiquée, et une autre, plus philosophique et plus sophistiquée. Les réalistes soutiennent que Dieu ne peut punir les pécheurs nés avec une nature pécheresse que si la nature même du péché constitue une punition juste pour quelque chose que nous avons fait. En d’autres termes, Adam a péché et Dieu l’a livré à une nature pécheresse dans le cadre de la punition de son péché réel ; que Dieu livre les gens à ce qu’ils veulent faire s’avère une juste punition. C’est pourtant une chose de livrer Adam à sa nature pécheresse, à la suite de son péché, mais une autre chose de livrer les enfants d’Adam à une nature pécheresse à cause de ce qu’Adam a fait.
Nous lisons, dans Ézéchiel : « Les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en ont été agacées » (Éz 18.2). L’un des messages d’Ézéchiel est que Dieu ne punira pas une personne pour un péché commis par quelqu’un d’autre ; si ce principe est vrai, comment s’applique-t-il à la nature déchue dont nous avons hérité ? Les réalistes disent que Dieu ne pourrait nous attribuer une nature déchue que si nous étions réellement tombés avec Adam dans le jardin. La position réaliste, en un sens, enseigne que nous étions là, ce qui explique en partie pourquoi le mouvement s’appelle « réalisme ». Cependant, pour que ce soit vrai, nos âmes – qui furent unies à notre corps (vraisemblablement à la conception dans le sein maternel) – doivent avoir été présentes dans le jardin, de telle sorte que nous avons participé à la chute d’Adam et Ève.
L’argument biblique utilisé pour soutenir cette affirmation est tiré de la rencontre d’Abraham avec Melchisédek, racontée dans l’Ancien Testament (Ge 14 ; Ps 110) et dans Hébreux (chap. 7). Le Nouveau Testament annonce Jésus non seulement comme notre Sauveur, mais aussi comme notre Roi et notre Sacrificateur. Pour que Jésus soit Roi, il devait provenir de la tribu de Juda, car le royaume davidique est promis aux descendants de cette tribu. Le Nouveau Testament, qui établit la lignée de Jésus, montre qu’il est effectivement issu de la tribu de Juda ; il est donc qualifié pour être roi d’Israël. Cependant, puisqu’il était de la tribu de Juda, il ne pouvait pas être aussi de la tribu de Lévi. Dans l’ancienne alliance, le sacerdoce lévitique ou aaronique (du nom d’Aaron, le premier souverain sacrificateur) était limité aux membres de la tribu de Lévi. Ainsi, lorsque le Nouveau Testament déclare que Jésus est notre grand Souverain Sacrificateur, ses écrivains sont en présence du problème de sa lignée biologique.
L’auteur d’Hébreux répond au moyen de plusieurs citations de l’Ancien Testament, en particulier des psaumes messianiques dans lesquels Dieu déclarait qu’il allait élever un roi et un sacrificateur pour toujours. L’épître aux Hébreux soutient qu’il y a un autre sacerdoce, en plus du sacerdoce lévitique, qui est mentionné dans l’Ancien Testament et qui se trouve dans la référence cryptique au ministère du personnage mystérieux qu’est Melchisédek, dont le nom signifie « roi de justice » (Hé 7.2). L’auteur d’Hébreux dit également que Melchisédek n’avait ni mère ni père (v. 3) ; l’affirmation de son absence de parenté pourrait simplement signifier qu’il n’existait aucune trace généalogique de ses antécédents ou, comme le pensent certains commentateurs, qu’il n’était pas de descendance humaine normale, mais qu’il était peut-être une apparition précédant l’incarnation du Christ. C’est une théorie très populaire.
Lors de la rencontre entre Melchisédek et Abraham, deux événements se sont produits. Abraham a payé la dîme à Melchisédek et Melchisédek a béni Abraham. Selon les habitudes juives, l’auteur d’Hébreux dit que le plus grand accorde la bénédiction au plus petit (v. 7). Puisqu’Abraham a payé la dîme à Melchisédek et que Melchisédek a béni Abraham, Melchisédek était manifestement supérieur à Abraham. Par extension, la position d’Abraham dans la lignée hébraïque le rendait plus grand que son fils Isaac et Isaac était plus grand que son fils Jacob ; aussi, Jacob était plus grand que ses fils, parmi lesquels se trouvait Lévi. Ainsi, si Abraham était plus grand que Lévi et si Melchisédek était plus grand qu’Abraham, alors évidemment, Melchisédek était plus grand que Lévi. Par conséquent, si Jésus est un sacrificateur selon l’ordre de Melchisédek, son sacerdoce n’est pas inférieur au sacerdoce lévitique, mais supérieur à celui-ci. Voici comment l’auteur d’Hébreux le soutient :
Lui, qui ne tirait pas d’eux son origine, il leva la dîme sur Abraham, et il bénit celui qui avait les promesses. Or, c’est sans contredit l’inférieur qui est béni par le supérieur. Et ici, ceux qui perçoivent la dîme sont des hommes mortels ; mais là, c’est celui dont il est attesté qu’il est vivant. De plus, Lévi, qui perçoit la dîme, l’a payée, pour ainsi dire, par Abraham ; car il était encore dans les reins de son père, lorsque Melchisédek alla au-devant d’Abraham (Hé 7.6-10).
Une école de réalistes dit que ce texte ne peut être compris que comme une indication que Lévi était vraiment là quand Abraham paya la dîme, ce qui prouve la préexistence de l’âme humaine. C’est là une énorme supposition ; même le texte offre une nuance : « pour ainsi dire ». Sur le plan génétique, nous pouvons dire que nos arrière-petits-enfants sont déjà présents dans notre corps, mais nous ne voulons pas dire que ces enfants sont présents en nous.
La version plus sophistiquée du réalisme ne dépend pas d’une préexistence littérale ; c’est un genre de réalisme philosophique tel que nous le trouvons chez Platon, Augustin et Jonathan Edwards. Il soutient que dans la pensée de Dieu, nous existons avant notre naissance, car Dieu, de toute éternité, avait une idée parfaite de chacun de nous. Il nous connaît depuis l’éternité passée et les idées de Dieu sur les hommes sont de vraies idées qui intègrent toute la réalité de ce que nous sommes. Cet enseignement comporte en lui-même plusieurs hypothèses philosophiques, mais c’est une option que beaucoup ont adoptée au fil de l’histoire de l’Église et une idée que je trouve fascinante.
Le fédéralisme
Le fédéralisme constitue un autre point de vue, qui met l’accent sur le caractère représentatif d’Adam. Dans le jardin, Adam agissait pour nous comme substitut en tant que chef fédéral de la race humaine, tout comme les représentants d’une République fédérale représentent le peuple. De la même manière, Jésus est entré dans une solidarité collective avec le peuple de Dieu et il nous a représentés. Par son œuvre à la croix, il est le substitut qui a pris notre place et Dieu nous considère comme justes parce qu’il a transféré notre culpabilité au Christ et nous a imputé la justice du Christ. Selon ce point de vue, notre salut repose sur la validité d’une forme de représentation. Si nous nous opposons en principe à la représentation devant Dieu, nous perdons notre salut, car le seul moyen par lequel nous puissions être sauvés est par l’œuvre représentative d’un autre.
Adam, dont le nom signifie entre autres « humanité », agissait en tant que chef fédéral du genre humain, se représentant lui-même et tous les humains nés par la suite. Ainsi, lorsqu’il est tombé, tous ceux qu’il représentait sont tombés avec lui. Nous pouvons être tenus responsables de ce qu’il a fait parce qu’il nous représentait ; cette affirmation incite généralement les gens à se plaindre du fait qu’ils n’ont pas choisi Adam comme représentant. À l’époque de la révolution américaine, les colons exigeaient des représentants au parlement anglais. Ils criaient : « Pas de taxation sans représentation ! » Ils exigeaient le droit de choisir leurs propres représentants, un droit sacré aux États-Unis à ce jour. Nous voulons avoir le droit de nous assurer d’être représentés adéquatement ; nous ne voulons pas faire confiance à quelqu’un d’autre pour désigner des représentants pour nous.
Pourtant, dans le cas d’Adam, Dieu a choisi notre représentant et en dehors de la croix, ce fut la seule fois de toute l’histoire de l’humanité où nous avons été parfaitement représentés. C’est parce que le choix d’un représentant par Dieu était un choix juste décrété par un être parfaitement saint et il a été fait sur la base de sa parfaite connaissance. Il nous connaissait d’avance et il connaissait notre représentant. Par conséquent, nous ne pouvons pas dire à Dieu qu’Adam nous a mal représentés, ce qui est la supposition de base que nous faisons lorsque nous essayons d’échapper au transfert de culpabilité. Nous pensons que nous aurions agi différemment d’Adam si nous avions été dans le jardin. Cependant, Adam nous a parfaitement représentés parce qu’il était le représentant choisi par Dieu.
Nous pouvons être tenus responsables des actes commis par quelqu’un d’autre si ce dernier les a commis en notre nom. Si j’engage un homme pour tuer quelqu’un et que je m’assure qu’il l’assassine alors que je suis hors de la ville, je peux être tenu pour responsable de meurtre au premier degré même si je n’ai pas appuyé sur la gâchette. Cette analogie n’est pas sans faille cependant, parce que nous n’avons pas choisi Adam. Le fait est qu’Adam a été choisi parfaitement par un Dieu omniscient et juste et Adam a effectué notre travail à notre place selon le jugement de Dieu. C’est pourquoi le péché d’un homme a entraîné notre ruine ; notre seul espoir d’y échapper est la justice d’un autre représentant.
Cet article est adapté du livre : Nous sommes tous des théologiens – R. C. Sproul