Constamment (dé)connecté (Samuel James)

Comment nos habitudes en ligne nous forment

Nous, les humains, ne sommes pas de pures entités rationnelles. Nous sommes des âmes incarnées qui, tout au long de leur vie, portent des marques. Nous reflétons ce que nous aimons et ce que nous croyons. En d’autres termes, nous sommes façonnés par ce qui est extérieur à nous. Cela inclut le monde complexe d’Internet.

Il fut un temps, pas si lointain, où être en ligne était universellement considéré comme une activité, quelque chose que les gens faisaient pour se divertir ou pour le travail. Aujourd’hui, il serait sans doute plus exact de parler de l’expérience d’Internet comme d’une existence. Beaucoup d’entre nous, peut-être la plupart, sont connectés à Internet si fréquemment, et si automatiquement, que nous avons du mal à imaginer ne serait-ce qu’une semaine sans présence en ligne. Nous travaillons, regardons, débattons, apprenons, révélons, célébrons, pleurons et confessons en ligne. Et en faisant cela, nos âmes incarnées reçoivent une marque numérique.

La marque numérique va au-delà des personnes ou des objets individuels que nous regardons, écoutons ou avec lesquels nous parlons en ligne.  Cette marque est liée à la façon dont l’expérience en ligne nous façonne, à la façon dont la structure d’Internet nous conditionne à être certains types de personnes. Cela peut sembler alarmant, mais cette marque est inévitable. Le défi que représente pour le peuple de Dieu le fait de vivre avec une marque numérique est de s’accrocher à un héritage de foi qui est mis au défi de nombreuses façons par l’existence numérique.

Des liturgies qui façonnent le cœur

Toutes les cultures de la cité des hommes s’opposent ou sapent la vérité révélée de Christ de diverses manières. Les cultures « chrétiennes » ont souvent entremêlé l’identité religieuse et l’appartenance civique de manière si étroite qu’elles ont détruit les distinctions de l’appartenance à l’Église régénérée. Plus souvent, les cultures séculaires sapent la foi en prêchant un Évangile de liberté totale et d’expression personnelle. Les cultures ne cessent de prêcher. Comme James K.A. Smith l’a utilement souligné dans son ouvrage sur la liturgie, les valeurs et les croyances d’une culture se manifestent par des pratiques et des institutions qui expriment sa vision de la vie bonne – par exemple, l’invitation du centre commercial à devenir heureux en achetant plus de choses. L’empreinte qu’une telle culture laisse sur ses membres est celle qui les entraîne intuitivement à penser qu’ils seraient satisfaits si seulement ils achetaient plus.

Le monde d’Internet a ses propres liturgies de formation du cœur. À moins que nous n’en soyons conscients, elles peuvent subtilement modifier nos désirs et nos habitudes de manière à saper notre combat pour la vérité ou notre amour envers les autres. Considérons trois attitudes du cœur qui dominent dans le monde numérique, ainsi que la vérité analogique que nous devons nous prêcher à nous-mêmes.

Liturgie numérique n° 1 : « Mon histoire est la vérité ultime. »

Dans la liturgie en ligne, la monnaie la plus importante, la plus réelle est l’histoire. Ce qui compte avant tout, c’est de « dire sa vérité ». Le récit personnel n’est pas seulement une source d’information ou même d’identité, c’est une source sacrée d’autorité. Remettre en question le récit d’expérience d’une autre personne, c’est commettre un péché grave (peut-être le seul péché de ce type possible). Répondre en posant des questions à l’histoire de quelqu’un qui a découvert le bonheur à travers le libertinage sexuel n’est rien d’autre qu’une menace. Insister pour que l’avortement soit illégal face à une histoire personnelle (sur la façon dont l’interruption de grossesse a sauvé quelqu’un de la pauvreté) semble non seulement insensible et froid, mais d’une ignorance à couper le souffle.

Bien sûr, ce sont peut-être des exemples extrêmes. La complémentarité biblique des sexes est un autre exemple d’une doctrine qui est souvent rejetée en ligne. Que faire si l’éthique populiste de la culture en ligne rend le complémentarisme invraisemblable d’une manière qui ne se ressent pas dans les structures hors ligne de la vie de l’Église ? Dans la mesure où la théologie complémentarienne semble juste et raisonnable le dimanche matin dans mon Église locale, mais bizarre et maladroite et peut-être même dangereuse sur Twitter, nous pouvons nous demander si l’expérience hyper-démocratisée de la vie numérique rend des choses comme l’ordre dans le culte moins plausibles qu’elles ne le sont réellement.

La priorité accordée au récit personnel est précisément la raison pour laquelle de nombreuses conversations sur tous les sujets, de la politique à l’Église, finissent par se résumer à «Voici ce que j’ai vécu, donc voici ce que je crois». Bien que l’expérience et le vécu nous façonnent certainement, et font partie de ce que signifie être pleinement humain, la liturgie en ligne de l’expérience utilise le récit pour annuler toute considération concurrente de la vérité transcendante.

Vérité analogique : Mes expériences ont de l’importance, mais comme je ne suis pas Dieu, je ne peux pas les interpréter moi-même de manière autoritaire. La vérité révélée donne un sens et une forme à mes expériences, et c’est la seule manière infaillible de me comprendre.

Ce point est extraordinairement controversé. Exprimez cette conviction en ligne, et il ne faudra pas longtemps pour que les gens insistent sur le fait que vous ne vous intéressez qu’à la préservation du pouvoir de ceux qui ont l’autorité d’abuser de ceux qui sont sous leur responsabilité. Et bien qu’il soit certain que de tels abus existent, cela ne change rien à la véracité essentielle de ce point.

Selon l’Écriture, ni vous ni moi ne sommes les interprètes ultimes de notre propre expérience. Nous sommes plutôt des créatures finies avec une vision limitée. Nos expériences sont certes importantes, mais elles ne sont pas ultimes. Plutôt que d’exalter nos expériences pour contrôler ce que nous croyons (ou ne croyons pas) à propos de la réalité ultime, nous devrions laisser la vérité révélée de la Parole de Dieu nous aider à interpréter nos propres expériences, et recentrer notre propre histoire sur la Grande Histoire. Cela ne diminue pas notre identité personnelle et ne nous empêche pas de lutter contre l’injustice ou de protéger les personnes vulnérables. Au contraire, cela met la sagesse à la disposition de tous ceux qui viennent dans la foi s’asseoir aux pieds du Christ ressuscité, et pas seulement de ceux qui ont le plus grand nombre d’histoires convaincantes.

Liturgie numérique n° 2 : « Tout ce qui ne “me convient” pas devrait simplement être supprimé. »

L’ère numérique n’est rien si elle n’est pas contrôlée. Dans la culture en ligne, si quelque chose vous déplaît, vous pouvez aller sur une autre page, ou un autre site, ou simplement vous déconnecter. L’habitus d’Internet façonne nos esprits pour qu’ils s’attendent à un haut niveau de contrôle sur ce que nous vivons. Lorsqu’il suffit d’appuyer sur la touche « Retour » ou « Supprimer », pourquoi se donner la peine d’endurer quelque chose d’inconfortable ? Alan Jacobs a appelé cela la société de l’échange. C’est un monde où les engagements sont minces, les adhésions sont exemptes d’obligations et les relations peuvent être suspendues à tout moment, qu’il s’agisse de notre Église ou de notre conjoint. Jacobs décrit l’esprit de la société de l’échange comme une société dans laquelle « tout est remplaçable : tout peut être reproduit ou échangé contre un modèle nouveau et amélioré ».

Ce phénomène n’est certainement pas exclusif à la culture en ligne, mais il y est fortement intensifié. C’est pourquoi nous sommes de plus en plus habitués à bloquer ou à mettre en sourdine les personnes avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, ou même à utiliser des « tempêtes de honte » pour essayer de chasser entièrement ceux que nous n’aimons pas. C’est aussi la raison pour laquelle nous trouvons souvent que l’écoute de podcasts de nos prédicateurs favoris est une alternative agréable à l’expérience gênante et potentiellement restrictive de l’appartenance à une Église locale. La vie en ligne nous conditionne vers le pratique et le facilement annulable, et nous éloigne de l’investissement et de la soumission.

Vérité analogique : L’inconfort, la gêne et la tension ne sont pas toujours des problèmes à résoudre, mais des réalités à accepter dans une vie marquée par des engagements fermes.

L’esprit d’échange regarde la vie et demande avec quelle facilité on peut se défaire de quelque chose si cela ne fonctionne plus. Mais la Bible recommande la vie d’un engagement coûteux. Le Psaume 15.1,4 dit que celui qui fait une promesse « à son propre détriment » sans revenir sur sa parole est celui qui peut habiter sur la colline sainte du Seigneur. Le divorce est une chose que Dieu déteste (Malachie 2.16), tout comme le manque de foi (Romains 1.31) et le fait de ne pas prendre soin de nos proches (1 Timothée 5.8). Ce qui est le mieux pour nous, en tant qu’êtres humains, ce n’est pas d’ordonner notre vie de telle sorte que nous n’ayons jamais à renoncer à quoi que ce soit ou à connaître de sérieuses difficultés, mais de nous perdre dans ce qui est vrai, bon et beau. Bien que nous ayons souvent peur d’abandonner notre sens du moi au service de quelque chose d’extérieur à nous, c’est là, paradoxalement, que se trouve la voie qui mène au sens.

Dans son livre The Road to Character (trad. La quête du caractère), David Brooks, chroniqueur au New York Times, s’exprime ainsi :

Nous avons tendance à penser que le but est de mener la vie individuelle la plus riche et la plus complète possible, en passant d’une organisation à l’autre en fonction de nos besoins. Le sens se trouve dans ces actes d’auto-création, dans les choses que nous faisons et auxquelles nous contribuons, dans nos choix sans fin. . . .

La vie, ce n’est pas naviguer à travers un champ ouvert.  Elle consiste à s’engager envers quelques institutions qui étaient déjà enracinées dans le sol avant votre naissance et qui seront encore là après votre mort. C’est accepter les dons des morts, assumer la responsabilité de préserver et d’améliorer une institution, puis transmettre cette institution, en mieux, à la génération suivante. (115)

L’empreinte trompeuse de la culture numérique nous entraîne à donner la priorité à ce qui peut être facilement effacé. Mais ce qui satisfait nos désirs les plus profonds, c’est de nous perdre dans quelque chose de vraiment digne.

Liturgie numérique n°3 : « Je dois dire quelque chose ! »

Parce que l’espace numérique est dépourvu de toute présence incarnée, les gens ont tendance à être réduits à leur contribution – ce qu’ils sont est ce qu’ils postent. Cela signifie qu’une liturgie majeure de la culture en ligne est que le silence est un problème. Si une controverse est en train de bouillir en temps réel, le fait de ne pas poster quelque chose à ce sujet peut être assimilé à un désintérêt. Alors qu’il y a quelques années à peine, la plupart des gens hésitaient à dire quoi que ce soit dans le Far West d’Internet, l’ère des réseaux sociaux a transformé notre imaginaire collectif de telle sorte qu’il semble bizarre, voire problématique, que quelqu’un ne dise rien.

Dans Génération smartphone, Tony Reinke écrit que, bien que les gens soient conçus par Dieu pour vivre des émotions de façon réfléchie, « à l’ère du numérique, ces saisons [de joie ou de tristesse] surviennent trop rapidement, et parce qu’elles nous frappent et nous quittent si vite, nous ressentons rarement le poids de nos émotions ».  En d’autres termes, l’existence en ligne nous entraîne à actualiser rapidement notre vie intérieure par la publication instantanée. Que cela se manifeste par le besoin de commenter chaque nouvelle, ou par un sentiment d’envie et de comparaison apitoyée lorsque vous faites défiler votre fil d’actualité, nous pouvons facilement perdre notre sens de l’espace, ou même la bonté et la souveraineté de Dieu, lorsque la vie est vécue un Tweet ou un Instagram à la fois.

Vérité analogique : Arrêtez, et sachez qu’il est Dieu.

Lorsque nous savons que nous ne devenons pleinement nous-mêmes que lorsque nous ressemblons davantage à Jésus, le silence cesse d’être un ennemi. Nous pouvons embrasser les commandements bibliques nous appelant à nous arrêter et à savoir que Dieu est Dieu (Psaume 46.11), à prier et à jeûner en secret (Matthieu 6.6,17-18), et à nous garder nous-mêmes en veillant sur ce que nous disons (Proverbes 13.3). La pression exercée pour se faire constamment voir ou entendre par le biais de la technologie numérique se désamorce lorsque nous nous rappelons que notre Créateur, Rédempteur, Juge et Ami est toujours avec nous.

Une envie tenace de diffuser nos opinions ou même nos vies en ligne pourrait être la preuve que nous ne nous sentons pas vivifiés par la présence de Dieu comme nous devrions l’être. Mais il nous suffit de nous rappeler qui est déterminé à tabernacler, à demeurer avec nous, et les choses des réseaux sociaux s’estompent étrangement à la lumière de son regard aimant. Alors, pensez-y à deux fois avant de partager quoi que ce soit ; le Juge de toute la terre appliquera le droit (Genèse 18.25).


Cet article est une traduction de l’article anglais « Constantly (Dis)connected » du ministère Desiring God par Timothée Davi.