Jean Calvin : Dédicace du commentaire sur l’Harmonie évangélique
Calvin dédie son commentaire sur les Evangiles synoptiques aux Bourgmestres de la ville libre impériale de Francfort, non seulement pour les féliciter de leur courage à confesser leur foi, mais pour les remercier de la façon touchante dont ils avaient manifesté la solidarité qui unit, par-dessus les frontières, les membres du corps de Jésus-Christ. Le réformateur français est ému principalement de ce qu’on ait Permis à ses compatriotes, persécutés par Henri II, de fonder à Francfort une église de leur langue.
AUX TRÈS HONORÉS ET MAGNIFIQUES SEIGNEURS,MESSIEURS LES BOURGMESTRES ET CONSEILDE LA NOBLE VILLE DE FRANCFORT.
Si jamais il fut besoin de proposer en exemple et imitation les actes vertueux, afin qu’ils servissent d’aiguillons à ceux qui sont lâches et paresseux, ou qui s’acquittent tellement quellement (tant bien que mal) de leur devoir, il y a en ce siècle tant corrompu une telle, je ne dis pas seulement nonchalance, mais aussi paresse stupide, qu’il est bien nécessaire de chercher quelque moyen pour contraindre la plus grand’ part des hommes, pour le moins par honte, à faire ce qu’ils doivent, puisque d’eux-mêmes ils ne marchent point en avant, mais plutôt reculent. Vrai est que nous verrons bien que tous, et en public et en particulier, ne sont que trop ententifs (attentifs) à une émulation perverse : c’est qu’il n’y a roi ou prince qui ne tâche de montrer qu’il a autant d’esprit, industrie, force et audace à amplifier et étendre par tous moyens les limites de son empire, comme ses voisins ; qu’il n’y a ville, communauté ni république (lui ne veuille emporter par-dessus les autres la louange de finesse et toute manière de ruses et tromperies; qu’entre les hommes adonnés à ambition il n’y en a pas un qui ne veuille être moindre que son compagnon en mauvaises pratiques et subtilités damnables ; bref, sans avoir parlé ensemble, on dirait qu’ils ont fait un complot, comme par gageure, de s’encourager les uns les autres .à mal faire ; et celui qui est le plus habile en méchanceté, aisément par son exemple en gâte et précipite une multitude infinie ; cependant les vices ayant un règne si commun, il se trouve tant peu de gens qui commencent à bien faire et montrent exemple aux autres. Voilà pourquoi d’autant plus j’estime qu’il est besoin, quand il y a quelques vertus excellentes qui se montrent ès (dans les) personnages élevés en autorité, qu’elles soient haut élevées par louanges convenables, comme pour être vues de loin, afin que tant plus de gens soient réveillés et incités à les ensuivre. Et c’est, très honorés Seigneurs, le principal but que je confesse avoir regardé en délibérant de mettre en lumière ce mien labeur présent, sous l’inscription de votre nom. Car, combien que j’estime que ce me sera une grande récompense de mon entreprise, si la promptitude que vous montrez à bien faire vient à être par ceci aucunement augmentée, toutefois j’ai plus regardé à l’autre point que j’ai dit : à savoir que les autres s’avancent en cet endroit autant que vous, ou pour le moins qu’ils commencent à suivre le même train.
Cependant toutefois mon intention n’est pas de faire un discours entier de toutes les vertus excellentes desquelles vous êtes doués, mais je me contenterai pour le présent d’en louer une, laquelle a fait que moi et plusieurs autres serviteurs de Christ sommes maintenant obligés à vous d’une sainte obligation. Ce fut bien déjà un grand point de ce que (cinq ans y a et plus) au milieu de l’épouvantement horrible qui fut par tout le pays, lorsque la calamité advenue menaçait d’une misérable dissipation les églises d’Allemagne et quasi l’Evangile d’une ruine entière, vous, sur lesquels les premiers éclats fussent toujours volés, demeurâtes fermes en la franche et pure confession de la foi qui était adonc (alors) fort odieuse, et maintîntes constamment la simple doctrine de la vraie religion, laquelle vous aviez embrassée, tellement qu’il était aisé à connaître qu’entre les grands affaires et dangers qui vous environnaient, vous n’aviez rien en plus grande recommandation que de batailler sous l’enseigne de Christ. Mais c’est encore un acte bien plus notable et digne de mémoire que non seulement vous entretenez entre vous le pur service de Dieu et donnez ordre soigneusement que vos sujets se tiennent rangés au dedans de la bergerie de Christ, mais aussi les reliques (restes) et pièces éparses de la dissipation de l’Eglise chassées d’ailleurs, comme pauvres membres déchirés, sont par vous recueillies et rassemblées.
Ces nouvelles, certes, m’ont été de grande consolation (selon qu’on en peut prendre au milieu des troubles et calamités qui sont aujourd’hui), quand j’ai entendu que les bons fidèles et enfants de Dieu, lesquels, étant fugitifs d’Angleterre et autres pays, étaient arrivés en votre ville, y ont été humainement reçus et logés, et que non seulement vous avez octroyé port à leur triste exil, mais aussi fait honneur convenable au Fils de Dieu en faisant que son Evangile résonne haut et clair dedans votre ville en langues estranges (étrangères). De fraîche mémoire la Seigneurie de Zurich a montré semblable humanité envers les pauvres Locarnois auxquels non seulement elle a ouvert sa ville, pource qu’il n’était permis à ces bonnes gens de servir Christ au lieu de leur naissance comme ils eussent bien désiré, mais aussi assigné un temple auquel ils puissent faire leurs saintes assemblées ecclésiastiques ; et la diversité de langage n’a point empêché qu’ils n’aient voulu aussi avoir Christ entr’eux parlant italien. Mais pour revenir à vous, sitôt que j’ouïs que de votre grâce vous aviez permis à ceux de notre langue de dresser une église en votre ville, m’en sentant en particulier obligé à vous, je délibérai de vous en faire reconnaissance par le présent, lequel maintenant je vous offre. Car comme à bon droit la position de notre nation est à déplorer, à laquelle, par la tyrannie sacrilège de la papauté, la demeurance de son pays est quasi un bannissement du Royaume de Dieu, aussi d’autre part ce lui est un bien singulier d’obtenir quelque retraite en pays étrange[r], où elle puisse rendre à Dieu un service légitime. Certes cette sainte et sacrée hospitalité que vous avez présentée, non point tant aux hommes qu’à Christ même, fera (comme j’espère) que l’état de votre république, déjà honorable et florissant, recevra nouveaux accroissements des grâces de Dieu et poursuivra en icelles d’un train continuel. Pour le moins quant à moi (comme j’ai déjà protesté (déclaré)) c’est ce qui m’a incité a vous dédier ce mien labeur.
Or c’est un commentaire sur l’Harmonie bâtie des trois Évangélistes, lequel j’ai composé en grande fidélité et diligence, auquel toutefois il n’est ja (pas) besoin de réciter plus au long combien j’ai travaillé ; et quant à l’avancement que je puis avoir apporté, j’en laisse le jugement aux autres, j’entends aux gens honnêtes et de bon vouloir, savants et sages, lesquels ne sont point entachés d’une honte sotte et barbare qui leur ôte le désir de profiter, et sont affectionnés à l’utilité publique. Car je ne m’arrête point aux canailles pervers et pleins d’envie : je parle non seulement des moines enfroqués qui nous font guerre ouverte pour défendre et maintenir la tyrannie du pape, mais aussi de ces vermines, lesquels mêlés entre nous comme bourdons entre abeilles, d’autant qu’ils cherchent quelque cachette pour couvrir leur ignorance, seraient contents de voir toute lumière de doctrine éteinte et mise bas. Car qu’ils aboient impudemment contre moi tant qu’ils voudront, j’aurai toujours ma réplique prête : Que je ne suis ni de droit divin ni de droit humain sujet à la censure de telles gens qui mériteraient aussi bien d’avoir des verges pour leur lourde ânerie, comme le fouet pour l’obstination endurcie en malice et impudence dont ils sont pleins. Tant y a que je puis hardiment protester sans vanterie que j’ai cherché en bonne conscience de profiter en l’Eglise de Dieu. Saint Jean a déjà été mis en lumière il y a deux ans passés avec mon exposition, laquelle je m’assure n’avoir été inutile.
Ainsi donc, comme étant un de la compagnie de ceux qui vont devant pour faire faire place à leur Roi, je me suis efforcé selon mon pouvoir de faire honneur à Christ, porté et conduit magnifiquement par ses quatre chevaux de parure royale, et suis certain que les lecteurs honnêtes et non malins, quand ils auront été soulagés et aidés par mon labeur, n’auront point de regret de confesser que l’issue a aucunement répondu à mon affection. je n’accompare pas sans cause à quatre chevaux accouplés l’histoire évangélique enregistrée par les quatre témoins à ce ordonnés de Dieu, car il semble que de cette harmonie tant propre et bien accordante, Dieu ait voulu expressément dresser et équiper à son Fils un chariot de triomphe, duquel il apparaisse en arroy (cortège) magnifique à tout le peuple des fidèles, et que lequel étant porté d’une grande agilité, il fasse sa revue d’un bout du monde à l’autre. Et à ce propos saint Augustin n’a point parlé improprement, en disant que les quatre Évangélistes sont semblables à des trompettes desquelles le son retentit de tous côtés du monde, afin que l’Eglise étant appelée, s’assemble d’Orient, d’Occident, Midi et Septentrion en une sainte union de foi. Parquoi d’autant moins doit être supportée la sotte curiosité de ceux, lesquels ne se contentant pas du témoignage de ces saints hérauts célestes, mettent en avant sous le nom d’Evangile des contes mal bâtis et pleins de niaiseries, qui ne font autre chose que souiller et profaner la pureté de la foi et exposer le nom de Christ en risée et moquerie entre les méchants.
Au reste, quant à vous, nobles Seigneurs, puisqu’ainsi est que vous avez en horreur et détestation toute manière de levain qui corrompt la naïve pureté de l’Evangile et montrez que n’avez rien en plus grande recommandation que de maintenir et défendre la simple doctrine comme elle nous a été laissée de Christ, non seulement je suis assuré que vous approuverez bien fort ce mien labeur qui déploie et expose le trésor de l’Evangile, mais aussi je me confie que d’autant qu’il est dédié à votre Seigneurie, vous aurez ce témoignage de l’humble révérence que je vous porte. Et sur ce, très honorés Seigneurs, je prendrai pour cette heure congé de vous. Christ vous gouverne toujours par son Esprit, soutienne par sa vertu, défende sous sa protection et enrichisse abondamment votre ville et République de toutes bénédictions.
De Genève, ce premier jour d’août 1555.