La nature du légalisme (Sinclair Ferguson)
Les dictionnaires tendent à définir le légalisme sur le plan de ses manifestations extérieures. Ainsi le Centre national de ressources textuelles et lexicales le définit ainsi :
Légalisme : Respect absolu de la loi, notamment de la loi religieuse ; attachement excessif à la lettre de la loi, au détriment de son esprit[1].
La réalité se range rarement aux définitions des dictionnaires, et le légalisme ne se réduit pas à une simple doctrine de la justification par les œuvres plutôt que par la grâce. Si tel était le cas, il y a longtemps que le légalisme aurait été neutralisé. Les commentaires de Boston à John Drummond lors de l’Assemblée générale de 1717 auraient pu se limiter à des propos tels que : « J’ai trouvé les chapitres de la Confession sur la justification et sur la loi de Dieu des plus utiles. Vous devriez les lire ! »
Mais le légalisme ne s’avoue pas vaincu sur simple consultation pastorale :
Pasteur : Comment puis-je vous aider ? Avez-vous un problème ?
M. Légalité : Oui ! J’ai un problème avec le légalisme. Je me demandais si vous pourriez me conseiller et peut-être me prescrire un traitement.
Pasteur : Certainement, M. Légalité : Le problème est assez répandu. Vous pensez que vous pouvez être sauvé par les œuvres. Dieu merci, il y a un remède immédiat. Je vais vous donner mon diagnostic et vous prescrire un médicament. Parce que nous sommes pécheurs, nous ne pouvons pas nous justifier par nous-mêmes. Mais voici le remède, et il est très efficace. Je suis heureux de vous annoncer une bonne nouvelle : Christ est mort pour vos péchés. Si vous croyez en ce que Christ a fait, vous êtes justifiés par la grâce, et non par les œuvres. Ainsi, il vous faut cesser de vous reposer sur vos propres efforts. Est-ce que vous comprenez ?
M. Légalité : Eh bien, oui.
Pasteur : Bien ! Le pronostic est excellent. Je suis heureux de vous dire que vous n’êtes plus un légaliste ! Vous êtes guéri ! Mais – au cas où vous seriez en proie à une rechute – souvenez-vous de ce que je vous ai dit.
M. Légalité : Mais…
Pasteur : (en réponse au sourire timide de Légalité) Je suis content d’avoir pu vous aider. Passez une bonne journée. Pourriez-vous faire entrer le patient suivant ? Je crois qu’elle s’appelle Mlle Antinomiste. Ne vous êtes-vous pas déjà fréquentés ? Mais n’essayez pas d’engager la conversation avec elle : elle est devenue l’une de mes patientes les plus difficiles !
C’est bien sûr une caricature[2]. La pratique pastorale nous apprend à la longue que la maladie du légalisme se manifeste rarement de façon si directe. Elle est plutôt comme l’hydre de Lerne qu’Hercule a dû combattre lors du second de ses douze travaux : non seulement elle avait douze têtes, mais trois en repoussaient alors qu’Hercule en coupait une. Ainsi le légalisme a-t-il de nombreux visages qu’il n’est pas toujours facile de reconnaître, analyser et traiter. Et il peut se révéler presque incurable. Et ce, d’autant plus si, après avoir suivi un traitement peu judicieux, auto-prescrit et recommandé par les derniers ouvrages de développement personnel en vogue – fussent-ils d’inspiration chrétienne –, nous nous sommes immunisés contre le traitement de l’Évangile.
La quintessence du légalisme, comme nous l’avons vu, résulte d’une distorsion fondamentale de la grâce divine et de la personne de Dieu. Mais il apparaît de plus en plus clairement qu’il est également, par voie de nécessité, une distorsion de la loi.
C’est pourquoi, lorsque Paul aborde la question du légalisme, il ne le fait pas aux frais de la loi. Au contraire, il en explique le rôle fondamental dans le contexte de l’Évangile : « Mais alors, est-ce que nous annulons la Loi au moyen de la foi ? » Et il répond de façon on ne peut plus vigoureuse : « Loin de là ! Nous confirmons la Loi[3]. »
L’Évangile ne rejette jamais la loi de Dieu, pour la simple raison que la loi comme l’Évangile sont une expression de la grâce de Dieu.
Par conséquent, la grâce confirme la loi et sa véritable nature.
Le légalisme qui distord la grâce est le même légalisme qui distord la loi de sa véritable nature et de la fonction que Dieu lui a assignée, et c’est ce même légalisme qui a fondamentalement distordu le caractère du Dieu qui l’a donnée[4]. Cette question est au cœur du débat qui a opposé Jésus aux pharisiens.
La « nouvelle perspective sur Paul »
Prenons par exemple les pharisiens. Traditionnellement, on les a décrits comme l’exemple type du légalisme, dont le credo incarnait la forme la plus directe d’une justice par les œuvres. Mais, depuis quelques décennies[5], la recherche académique a déployé des efforts considérables pour corriger cette impression. Ce courant de recherche soutient que le judaïsme (et par conséquent le pharisaïsme) était une religion de la grâce. Ainsi, certains ont prétendu que la conversion de Saul de Tarse n’était pas tant une « conversion » qu’un « appel ». Et si c’était une conversion, ce n’était de toute manière pas une conversion des œuvres à la grâce, puisque, selon cette logique, le judaïsme, la religion de l’Ancien Testament, était dès l’origine une religion de la grâce. C’est ainsi que se présente la « nouvelle perspective sur Paul », et au-delà de lui sur le judaïsme (en tout cas aux yeux des non-Juifs). Elle a joué un rôle suffisamment important dans la récente critique pour mériter sa propre abréviation : NPP.
Ce n’est pas ici le lieu de débattre en détail de cette nouvelle théorie[6]. Contentons-nous de dire que la « Nouvelle Perspective » a certainement raison de soutenir que la théologie de l’Ancien Testament était une religion de la grâce. La théologie réformée depuis Calvin a toujours défendu ce point de vue. La Confession de foi a maintes fois souligné l’unité des deux Testaments, celle de l’alliance de Dieu avec son peuple, ainsi que celle du salut en Christ[7]. La Bible est un récit de la grâce de Dieu du début à la fin.
Cependant, ce qui est vrai sur le plan de la révélation de Dieu ne l’est pas forcément sur celui de la pratique religieuse. Autant à la période du Nouveau Testament qu’à celle de l’Ancien, la « religion de la grâce » s’est trouvée dévoyée en un esprit légaliste tourné sur les actions extérieures, présupposant que Dieu leur ferait grâce en raison de leur statut de peuple élu et de leur obéissance. Si la grâce avait « régné » tout au long de l’Ancien Testament, il n’y aurait pas eu besoin d’autant de prophètes et de diatribes sur la manière dont le peuple s’était détourné de son Dieu de grâce.
Lorsque nous nous tournons du côté des Évangiles, force est de constater, même si la référence à la grâce est présente, que la véritable religion de beaucoup de pharisiens et de ceux qui évoluaient dans leurs cercles était marquée par l’esprit du légalisme. Ainsi Jésus a adressé une de ses plus puissantes paraboles à ceux qui « étaient convaincus d’être justes et méprisaient les autres[8] ».
Et ce n’est certainement pas par un effet d’imagination que notre Seigneur fait dire à l’un de ses personnages s’adressant à son maître : « [J’avais] peur de toi, parce que tu es un homme sévère ; tu retires de l’argent que tu n’as pas placé, tu moissonnes ce que tu n’as pas semé[9]. » Même si ces mots n’avaient pas été littéralement prononcés, ils reflètent un cri du cœur que Jésus, avec toute la sensibilité qui le caractérise, avait certainement entendu. Tel est le légalisme d’une théologie tortueuse qui a échangé la vérité de Dieu pour un mensonge[10]. Le Sauveur n’aurait très certainement pas décrit ceux qui vivent dans la grâce de Dieu dans les mêmes termes que ceux qu’il a employés pour fustiger les pharisiens, les traitant de « tombeaux crépis de blanc » et de « race de vipères[11] ».
Paul nous donne sa propre « perspective sur Saul » en ces termes : « Et pourtant, je pourrais, moi aussi, placer ma confiance dans ce qui vient de l’homme […] Pour ce qui concerne le respect de la Loi, je faisais partie des pharisiens […] Face aux exigences de la Loi, j’étais sans reproche. » Mais maintenant, il se réjouit de ne plus vivre selon « une justice que j’aurais moi-même acquise en obéissant à la Loi mais avec la justice qui vient de la foi en Christ et que Dieu accorde à ceux qui croient[12]. »
Certains défenseurs de la « nouvelle perspective sur Paul » se sont plaints que l’on avait lu les écrits de Paul au travers de lunettes réformées, comme si le conflit qui opposait réformés et catholiques était comparable à celui qui avait opposé Jésus aux pharisiens, ou Paul aux judaïsants : un conflit entre la grâce et les œuvres, un camp défendant le « salut par la grâce », l’autre le « salut par les œuvres ».
Mais ce courant académique est détaché du contexte historique et pastoral de l’époque et passe à côté du véritable parallèle. Car la situation sur le terrain est à la fois bien plus complexe et plus subtile que cela.
Les réformés, issus de la matrice de l’Église du Moyen-Âge, étaient obsédés par la question de la grâce. Aucune période de l’histoire de l’Église n’a été aussi marquée par cette question : « Comment recevoir la grâce ? » Or, ce que les réformés ont saisi, c’est que là où le langage de la grâce abonde, le risque du légalisme abonde également. Le problème, c’est que du moment où la grâce s’est vue déclinée en matière d’expérience existentielle, elle s’est trouvée vidée de son contenu pour se transformer en simple phénomène sacramentel. Alors que l’individu était amené à coopérer avec la grâce dispensée, on espérait qu’un jour, sa foi serait imprégnée de l’amour parfait[13]. À ce moment, la grâce rendrait la personne de plein droit justifiée[14].
Mais la grâce n’est pas une substance qui se transfuse. Et dans le Nouveau Testament, la justification n’est pas le résultat final espéré d’un processus subjectif – même s’il relève de la grâce –auquel un individu coopèrerait. La justification est une déclaration de Dieu qui se situe au début de la vie chrétienne. La vision médiévale avait conduit à l’impossibilité virtuelle de l’assurance du salut, vision qui se trouve battue en brèche par la vision biblique défendue par les réformateurs.
Cet article est tiré du livre : Le Christ et ses bienfaits de Sinclair Ferguson
[1] Dictionnaire de la langue française.
[2] Fisher, l’auteur du Marrow me pardonnera, je l’espère, de m’être inspiré de son style de dialogue allégorique.
[3] Ro 3.31.
[4] De la même manière que l’antinomisme, comme nous le verrons plus tard, distord autant la grâce que la loi de Dieu.
[5] On doit à l’ouvrage d’E. P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism (Londres, SCM, 1977), le mérite d’avoir rouvert le débat, même si on lui connaît des prédécesseurs.
[6] L’étude la plus complète sur cette question est celle de Justification and Variegated Nomism, D. A. Carson, P. T. O’Brien et M. A. Seifrid, éd., Grand Rapids, Mich., Baker Academic, 2001 – 2014, vol. 1, The Complexities of Second Temple Judaism (2001) ; vol. 2, The Paradoxes of Paul (2004). Les références et la bibliographie contenues dans l’ouvrage montrent à quel point cette Nouvelle Perspective est devenue une petite industrie. Tout comme à l’époque du Moyen-Âge, tous les théologiens se devaient, pour prouver leur valeur, de commenter l’œuvre de Pierre Lombard Les quatre livres des Sentences, les spécialistes contemporains du Nouveau Testament se sont presque vus dans l’obligation de s’exprimer sur la « nouvelle perspective sur Paul ».
[7] Confession de foi, 7.5.6 ; 8.6 ; 19.6.3,7.
[8] Lu 18.9.
[9] Lu 19.21.
[10] Tel est le sens de la parabole à la fois intelligente et subtile du pharisien et du collecteur d’impôts. Le pharisien y est présenté comme rendant grâces à Dieu (comme quoi la grâce n’est pas absente de leur discours) pour ce qu’il a pu accomplir, qui le rend supérieur au collecteur d’impôts. Aucune confession d’un pécheur contrit, ni conscience d’être « le moindre des pharisiens et le plus grand des pécheurs ». Par-delà les apparences, le pharisien reste au fond un légaliste.
[11] Mt 23.27,33.
[12] Ph 3.4-6,9. On peut reconstituer l’évolution de Saul de Tarse en suivant les indices disséminés au fil de ses épîtres et dans le compte-rendu que Luc fait de sa vie dans les Actes des apôtres (probablement informé par Paul lui-même puisque Luc ne l’avait pas connu à l’époque de sa vie précédente). Paul révèle aux Galates qu’il était allé, « dans la pratique du judaïsme… plus loin que la plupart des Juifs de [sa] génération » (Ga 1.14). Une manière à peine voilée d’avouer qu’il était allé plus loin que tous ses condisciples. Ensuite, il rencontra Étienne – dans la même synagogue que fréquentaient ses concitoyens de Cilicie : mais il ne put « résister à la sagesse de ses paroles, que lui donnait l’Esprit » (Ac 6.9,10). Enfin il rencontrait quelqu’un à qui se mesurer. Est-ce cette rencontre qui a révélé l’esprit de convoitise qui l’animait tout au fond (Ro 7.7,8) ? Celui qui n’a jamais trouvé d’égal dans le zèle n’a pas de raison de convoiter ce que d’autres possèdent. Mais Étienne possédait quelque chose qui manquait à Saul : il savait qu’Étienne lui était supérieur. C’est dès lors la jalousie – convoiter ce qu’un autre possède – qui s’installe, même si la personne est haïe. Face à l’alternative – rejoindre Étienne dans sa foi ou se débarrasser de lui – Saul choisit la seconde, découvrant par là même son état de mort spirituelle (Ro 7.7-12). Il y a plus de conviction de péché dans l’histoire de Saul de Tarse que n’en admet la théologie de la Nouvelle Perspective.
[13] Fides formata caritate : la foi formée par l’amour.
[14] C’est dans ce contexte que la papauté a accusé les réformateurs d’enseigner la justification comme une « fiction légale ».