Le fléau silencieux des antidouleurs (Kathryn Butler)
LA CRISE DES OPIOÏDES EN AMÉRIQUE
Lorsqu’il a soulevé son sac à dos en lambeaux sur son épaule, dont les sangles étaient encore ternies par les ruelles dans lesquelles il dormait, j’ai su que nous avions échoué.
« Je vais bien », répondait-il chaque matin quand je jetais un coup d’œil dans sa chambre. Bien que toujours courtois, sa réponse détonnait avec la sueur qui maculait son visage, les creux sombres de ses pupilles qui se dilataient pour étouffer toute couleur. Je me tenais au pied de son lit, ridicule dans ma courte blouse d’étudiante en médecine, et je posais les questions dont j’espérais si sincèrement qu’elles l’aideraient.
Il se recroquevillait sur lui-même, serrait son abdomen et exhalait des réponses entre deux tremblements.
Nous avons dosé les médicaments nécessaires pour l’aider à surmonter le sevrage, et bientôt il pouvait s’asseoir droit dans son lit. Il sirotait du thé dans une tasse en plastique et parlait de son dédain pour la vie dans la rue.
« Je sais que je ne peux pas continuer à vivre comme ça », disait-il.
Pourtant, il ne parlait que par euphémismes. Une agitation le possédait. Il ne s’allongeait jamais sur son oreiller, mais s’appuyait plutôt sur ses coudes, comme si même les draps dans son dos le troublaient. Naïve et peu sûre de moi, je gardais nos conversations superficielles.
Lorsqu’il a accepté la proposition de l’assistante sociale de passer en revue les centres de désintoxication, j’ai senti l’espoir renaître en moi. Ensemble, nous avons parcouru des listes de programmes de traitement. Nous avons parlé des régimes de méthadone et des stratégies de counseling. Le matin du transfert, nous l’avons trouvé tout habillé, en train de nous attendre. Dans mon ignorance, je lui ai lancé un sourire.
« Je dois partir », m’a-t-il dit sans ambages. « Comment je signe pour partir ? »
Il a résisté à nos pressions pour rester. Nous avions proposé des médicaments et des centres de conseil, mais nous avions manqué quelque chose de crucial, quelque chose qui comptait plus que l’air. Nous avions ignoré la douleur qui était tapie en lui, cachée, et qui courait jusque dans ses os.
Le problème
Des échecs comme le nôtre alimentent aujourd’hui une épidémie. Depuis 1999, le nombre de décès dus aux opioïdes aux États-Unis a quadruplé. Les surdoses d’opioïdes ont coûté la vie à plus d’un demi-million de personnes depuis 2000.
Bien que l’héroïne soit responsable d’un grand nombre de ces décès, des médicaments plus connus ouvrent la voie à l’héroïne. Parallèlement à l’augmentation des taux de mortalité, les ventes d’opioïdes sur ordonnance tels que l’oxycodone, l’hydrocodone et l’hydromorphone ont quadruplé entre 1999 et 2010.
Certains patients dépendants de ces médicaments passent à l’héroïne, qu’ils peuvent acquérir à un prix plus avantageux. D’autres succombent aux médicaments sur ordonnance eux-mêmes. Les surdoses de médicaments sur ordonnance ont fait 15 000 victimes rien qu’en 2015.
Comment en est-on arrivé là ?
Les opioïdes sont une famille de composés qui se lient aux récepteurs nerveux. Ils suppriment la douleur, mais produisent également de l’euphorie et, à forte dose, altèrent la pulsion respiratoire. Dans les années 1970, la crise des drogues illégales aux États-Unis a suscité une certaine méfiance à l’égard des prescriptions d’opioïdes. Dans les années 1990, cependant, des arguments ont été avancés pour que la douleur soit traitée comme un signe vital au même titre que la température et la pression sanguine.
La Joint Commission, qui établit des normes nationales pour la pratique des soins de santé, a fait de la gestion optimale de la douleur un point de référence en 2001. Ce mouvement, associé à un marketing pharmaceutique agressif et à des études qui minimisent le potentiel de dépendance des opioïdes, a incité les médecins à traiter la douleur de manière agressive. L’initiative est née de la compassion, mais c’est le dogme, plutôt que les preuves, qui l’a fait avancer.
Une crise nationale
Malgré la flambée des prescriptions d’antidouleurs, les Américains ne rapportent aucun changement dans leur douleur. On distribue de plus en plus de pilules, mais l’agonie demeure. Certaines classes d’opioïdes entraînent une dépendance après quelques doses seulement, et les patients ont besoin du médicament juste pour se sentir normaux. Ceux qui ont besoin d’opioïdes de façon chronique peuvent en fait développer une hyperalgésie, c’est-à-dire une sensibilité accrue à la douleur. Le sevrage paralyse les victimes avec des frissons, des douleurs musculaires, des nausées, des vomissements et de l’insomnie.
Pendant ce temps, les tragédies font la une des journaux. L’héroïne et les médicaments sur ordonnance ont rendu orphelins des enfants en Virginie occidentale et privé des parents de leurs enfants dans le New Hampshire. Le nombre de nourrissons nés dépendants des opioïdes a bondi à Cincinnati. Des tout-petits à Milwaukee sont morts d’une ingestion accidentelle. Les bureaux des légistes de l’Ohio ne peuvent pas gérer l’afflux de victimes d’overdose.
La crise a éveillé l’attention de la nation. La sénatrice Claire McCaskill a réclamé une enquête sur les cinq principales sociétés pharmaceutiques qui fabriquent des opioïdes. Le président Trump a mis sur pied une commission chargée de s’attaquer à la crise. Un groupe de travail de l’American Medical Association (trad. « Association médicale américaine ») s’efforce d’éduquer les médecins. Des centres médicaux individuels renforcent leurs politiques de prescription d’opioïdes.
La douleur au cœur de nos cœurs
Ces mesures radicales sont essentielles. Nous devons les poursuivre. Mais elles seront insuffisantes, car en dehors des protocoles et des traitements, les gens souffrent. Les médicaments ne peuvent pas apaiser l’âme d’un garçon qui convulse en état de manque. Les mandats ne peuvent pas retenir la main d’une femme qui se tourne vers l’alcool lorsque les pilules se font rares. Même lorsque nous aurons endigué la surabondance de prescriptions – ce que nous devons faire – une diminution de l’offre ne guérira pas les cœurs endoloris des personnes affligées.
Chacun d’entre nous, quelle que soit son éducation, sa race ou sa profession, porte une douleur qui le déchire au plus profond de lui-même. Cette agonie est profonde, hors de portée des thérapies toutes faites. Elle nous pousse à rechercher des biens, de l’argent, des emplois, des personnes et des substances, qui sont autant de substituts à notre communion perdue avec le Seigneur. Nés dans le péché, nous aspirons tous à la rédemption (Romains 8.22-23). Nos âmes ont soif du Dieu vivant (Psaume 42.1-2).
Un ami cher qui a vaincu la toxicomanie m’a récemment raconté comment un étranger l’a rejoint lorsqu’il a touché le fond. Un homme qu’il n’avait jamais rencontré l’a vu en détresse et est resté à ses côtés pendant des heures jusqu’à ce qu’il soit admis en toute sécurité dans un hôpital. En s’arrêtant pour l’aider, ce bon samaritain a appris à mon ami qu’après une décennie de lutte contre l’itinérance et la toxicomanie, sa vie comptait. Un étranger a mis en évidence son identité d’individu unique, créé à l’image de Dieu, digne d’être aimé, rendu irréprochable par Jésus-Christ (Colossiens 1,22).
Un commandement à prendre soin des autres
Dieu nous appelle à suivre l’exemple de ce bon Samaritain. Le Seigneur place des personnes sur nos chemins dans un but précis (Actes 8.26-39). Il nous appelle à vêtir ceux qui sont nus, à nourrir ceux qui ont faim et à être au service des plus démunis (Matthieu 25.34-40). Je ne saurai jamais si un échec médical sous la forme d’un médicament a initialement causé du tort à mon patient. Mais je sais que je l’ai laissé tomber lorsque je me tenais au pied de son lit en tant qu’étudiante en médecine. J’ai failli à ma tâche lorsque j’ai répondu à sa douleur par des protocoles seuls, sans patience, sans amour et sans recherche – sans l’Évangile. Je l’ai laissé tomber quand je n’ai pas pris sa main, prié pour lui et essayé de voir sa souffrance et son angoisse comme quelque chose que seul le Seigneur peut enlever (Apocalypse 21.4).
L’épidémie d’opioïdes ne concerne pas seulement la conscience nationale, mais aussi chacun de nous en tant qu’individu dans le corps de Christ. Christ nous appelle à porter notre joie au-delà des frontières sécurisées de nos églises chaque semaine et à prendre soin de nos prochains (Luc 10.25-37). Cela signifie creuser plus profondément, une personne à la fois. Cela signifie s’engager, mettre de côté ses doutes et prendre des risques. Cela signifie ne pas détourner les yeux lorsque les opprimés traînent au coin des rues.
Nous devons rechercher les histoires de chaque personne que Dieu a placée dans nos vies. Nous devons montrer à tous ceux qui croisent notre chemin leur valeur en Christ et leur caractère précieux grâce à un Dieu qui les a tant aimés qu’il a sacrifié son Fils, afin qu’ils puissent vivre (Jean 3.16). Nous devons nous encourager mutuellement dans l’assurance que, quelle que soit la profondeur de la douleur, Christ nous aime et a vaincu (Jean 16.33).
Cet article est une traduction de l’article anglais « The Quiet Plague of Painkillers » du ministère Desiring God par Timothée Davi.