Pourquoi de l’eau, du pain et du vin ?
Je vous invite à imaginer trois petites expériences avec moi.
Petite expérience n° 1
Imaginez que votre Église cesse de célébrer la sainte cène. Rien n’est annoncé. L’arrêt est soudain. Tout le reste est maintenu comme avant. Vous vous réunissez chaque dimanche pour chanter des louanges à Dieu et entendre sa Parole. Vous participez à l’étude biblique et au temps de prière en milieu de semaine. Vous vous engagez dans des actions d’évangélisation et servez la communauté locale. Il n’y a cependant plus de sainte cène.
Combien de temps mettriez-vous à vous en rendre compte ? Quelle différence cela ferait-il dans votre vie personnelle et dans votre vie collective en tant qu’Église ? Cela vous manquerait-il ?
Toute expérience digne de ce nom exige un échantillon de comparaison, et celle-ci ne fait pas exception. À titre de comparaison, imaginez ce qui se produirait si votre Église arrêtait de chanter. Encore une fois, aucune annonce n’est faite. Le dimanche suivant, il n’y a simplement plus de groupe de louange ni d’organiste ; il n’y a plus de numéros d’hymnes ni de paroles à l’écran. La Bible est lue, des prières sont prononcées, un sermon est prêché, mais il n’y a pas de musique.
Mêmes questions : Combien de temps mettriez-vous à vous en rendre compte ? Quelle différence cela ferait-il dans votre vie personnelle et dans votre vie collective en tant qu’Église ? Cela vous manquerait-il ?
Mon intuition est la suivante : dans le scénario sans chants, un soulèvement se produirait dès le premier rassemblement. Un groupe de personnes formerait un cercle autour des dirigeants en exigeant des explications sur la situation. Les gens tiendraient leurs bibles ouvertes, pointant Colossiens 3.16 du bout du doigt. Des semblants de menaces seraient proférés. Mais qu’en serait-il du scénario sans sainte cène ? Je crains que beaucoup de chrétiens puissent se passer de la sainte cène sans que cela ne leur manque, et peut-être même sans s’en rendre compte pendant un certain temps.
Petite expérience n° 2
Notre deuxième petite expérience prend la forme d’une question : Quand avez-vous remémoré à quelqu’un son baptême pour la dernière fois ?
Supposons que vous soyez impliqué dans la formation de disciples et l’accompagnement pastoral d’autres personnes dans votre Église. Peut-être lisez-vous la Bible régulièrement avec quelqu’un. Peut-être faites-vous partie d’un groupe prière. Peut-être dirigez-vous le groupe de jeunes. Dans de tels contextes, vous arrive-t-il souvent de rappeler aux gens leur baptême ?
Je le demande parce que c’est une question que Paul posait souvent dans ses lettres. Allez voir 1 Corinthiens 12.12-14, Galates 3.26-29 et Colossiens 2.11,12 si vous ne me croyez pas. Pierre fait la même chose dans 1 Pierre 3.18-22. Pour les apôtres, le baptême n’était pas simplement un événement qui s’était produit dans le passé. Pour eux, il façonnait toute la vie chrétienne. Les chrétiens étaient des gens baptisés qui vivaient une vie baptisée. Alors pourquoi ne vivons-nous pas comme cela ? Lewis Allen écrit :
À quel moment avons-nous, prédicateurs, commencé à sous-estimer à ce point la sainte cène et le baptême ? Un simple regard porté sur les Églises évangéliques montre que les sacrements sont les grands oubliés de l’Église – tolérés, méprisés et parfois utilisés à mauvais escient, ils sont peu estimés et encore moins l’objet de gloire. Nous aimons célébrer les baptêmes et partager la joie de la grâce dans la vie des baptisés ; mais apprenons-nous aux saints à vivre à la lumière de leur baptême, et à puiser de la force dans le fait qu’ils portent le nom de la Trinité ? Quant à nos cultes de communion, sont-ils plus des obligations que des célébrations, quelque chose que nous serions gênés de ne pas inclure au programme, plutôt qu’une chose que nous aimons partager ensemble[1] ?
Petite expérience n° 3
Certains d’entre nous trouveront peut-être la troisième expérience un peu plus difficile. Cette fois-ci, vous pouvez faire la petite expérience pour vrai, si vous le souhaitez. Téléchargez la photo d’un mignon petit chaton sur Internet. Il semblerait que la moitié de la toile soit composée de photos de chats, donc ça ne devrait pas vous prendre trop de temps. Imprimez-la et collez-la sur une cible. Je pense que vous devinez la suite. Maintenant, lancez-y des fléchettes.
Ceux d’entre nous qui sont peu sensibles de nature trouveront peut-être l’idée amusante. Mais qu’en est-il du reste ? La plupart d’entre nous hésiteront instinctivement à lancer la fléchette. Mais pourquoi ? Ce n’est, après tout, qu’un morceau de papier. Aucun chaton n’est blessé au cours de cet exercice. Que se passe-t-il ? On comprend tout à fait la réticence à faire du mal à un vrai chaton, mais pourquoi trouve-t-on si difficile d’abîmer la photo d’un chaton ?
Les photos de chatons ne sont pas les seules à produire cet effet.
Il faisait chaud, et l’électricité de l’hôtel était en panne. Cela voulait dire : pas de ventilateur, pas de prise fonctionnelle, pas de wifi. J’étais au milieu de nulle part. Je n’avais rien à faire jusqu’au jour suivant, et il n’y avait rien pour me distraire. J’étais allongé sur le lit, en t-shirt, essayant de ne pas bouger, tout en rêvassant d’un matin glacial de novembre en Angleterre. J’ai toutefois trouvé du réconfort en regardant une photo tout abîmée de ma femme et de mes filles. Bien sûr, elle ne les rendait pas présentes dans la pièce avec moi, du moins pas physiquement (je ne leur aurais pas souhaité cela). Il s’agissait d’un simple morceau de papier, mais il les rendait un peu plus vivantes, et je me sentais plus proche d’elles, d’une certaine manière.
Ou alors, imaginez qu’un individu brûle le drapeau de votre pays. Les journaux télévisés présentent souvent des images de foules heureuses de brûler des drapeaux de nations ennemies. Pourquoi un tel acte provoque-t-il tant d’émotions ? Après tout, ce n’est qu’un morceau de tissu. Pourtant, un drapeau en feu a énormément d’impact. Pour la foule, il symbolise l’objet de la manifestation et permet de libérer la frustration. Pour d’autres, il suscite de la colère ; ils se sentent personnellement attaqués, d’une certaine manière.
Il est vrai que les symboles et les signes n’ont aucune valeur intrinsèque : une photo est un simple morceau de papier ; un drapeau est un simple morceau de tissu. Mais intuitivement, on sait qu’ils sont bien plus que la matière à partir de laquelle ils sont fabriqués. On leur donne une signification, un sens. Il peut y avoir un lien fort et véritable entre les symboles et les choses qu’ils représentent.
Le baptême est « juste » de l’eau. La sainte cène est « juste » du pain et du vin. Ils ne sont cependant pas « juste » quelque chose. Les sacrements sont remplis de sens. Ils sont puissants.
Dans l’Église locale au sein de laquelle j’ai grandi, on donnait aux jeunes qui étaient destinés à devenir prédicateurs l’opportunité de partager quelques mots lors des cultes de sainte cène, une brève introduction à ce qui allait avoir lieu. C’est donc à l’âge de dix-huit ans que j’ai « prêché » pour la première fois devant une assemblée, et je me souviens encore de ce que j’ai dit. Mon texte était 1 Corinthiens 10.17 : « Puisqu’il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps ; car nous participons tous à un même pain. » Le cœur de mon propos était que « quelque chose se produit » lors de la sainte cène. Je ne sais pas si je l’ai exprimé avec plus de clarté, mais j’avais suffisamment de notions théologiques pour savoir que ce que je disais pouvait faire l’objet de controverses. J’avais remarqué que la plupart des gens de mon Église considéraient la sainte cène principalement, voire uniquement, comme le souvenir d’un événement passé. On regardait en arrière pour se remémorer ce que Dieu avait fait en Christ deux mille ans auparavant, mais on ne s’attendait pas à ce que Dieu intervienne d’une façon ou d’une autre ce jour-là lors du partage du pain et du vin. Je réalisais donc que certaines personnes pourraient être en désaccord avec moi. Qu’à cela ne tienne ! Étant jeune et arrogant, je me suis donc lancé sans m’en préoccuper. En fin de compte, rien ne m’a été reproché après coup, et je n’ai pas été excommunié en tant qu’hérétique. Le fait que j’étais le fils du pasteur a sans doute aidé.
Depuis lors, j’ai souvent repensé à cette première « intuition » théologique. Je n’en ai pas démordu. Au contraire. L’estime que j’ai pour les sacrements n’a fait que s’accroître au fil des ans, bien qu’on en parle rarement dans les cercles évangéliques. En effet, certains ont tendance à minimiser l’importance des sacrements. Lorsque les sujets du baptême et de la sainte cène sont abordés, on nous dit plus souvent ce qu’ils ne signifient pas que ce qu’ils signifient. Comment expliquer cela ? Permettez-moi de suggérer quelques raisons possibles.
Les combats d’hier
Premièrement, on poursuit encore les débats des XVIe et XIXe siècles.
La Réforme du XVIe siècle a entraîné un grand retour à l’Évangile biblique. En conséquence, deux grands aspects sont revenus au premier plan. Nous avons tout d’abord assisté à une redécouverte de la justification par la foi seule – nous sommes sauvés entièrement par la croyance en l’œuvre achevée de Christ plutôt que par un processus de transformation morale. Ensuite, il a été réaffirmé que notre foi est fondée sur l’autorité de l’Écriture seule – c’est la Bible, et non la tradition de l’Église, qui constitue notre autorité suprême.
Il faut toutefois noter que les sacrements suivaient de près à la troisième place. Les réformateurs rejetaient l’idée selon laquelle les sacrements remplissent leur fonction indépendamment de la foi des personnes impliquées, et ils rejetaient ainsi l’idée de la nouvelle naissance des nourrissons par le simple baptême. Ils rejetaient également l’idée selon laquelle Christ est à nouveau offert en sacrifice lors de la « messe » et la croyance qui l’accompagne, à savoir que le pain et le vin deviennent le corps physique et le sang de Christ.
Ces questions ont refait surface au cours du XIXe siècle avec l’émergence du mouvement d’Oxford, un mouvement qui cherchait à réinsérer des idées catholiques au sein de l’Église d’Angleterre. Le mouvement d’Oxford avait, à l’époque, le vent en poupe, et les croyants évangéliques se sentaient assiégés. Par conséquent, les sacrements peuvent être perçus comme un terrain dangereux. Tel un champ rempli de mines, il regorge de panneaux d’avertissement. Le mot d’ordre est : « Évitez cette zone ! »
La mentalité d’aujourd’hui
Deuxièmement, nous sommes des enfants de la modernité. Notre monde moderne est le produit du siècle des Lumières, le mouvement intellectuel des XVIIIe et XIXe siècles qui a propulsé la raison humaine à l’avant-scène. Le « je pense, donc je suis » de René Descartes est généralement reconnu comme le coup d’envoi du siècle des Lumières. Ce qui nous intéresse, au vu de notre objectif, n’est pas la conclusion de Descartes (on considérera comme acquis le fait que Descartes ait existé), mais la façon dont il est parvenu à cette conclusion. Descartes a délibérément exclu tout apport du monde qui l’entourait. Son expérience du monde pouvait, et c’est ce qu’il craignait, n’être qu’illusion. Il avait besoin d’un fondement pour la vérité qui dépasserait ce qu’il avait vu, entendu et touché (ou ce qu’il n’avait qu’imaginé voir, entendre et toucher, craignait-il). Il a donc fait de la raison humaine le fondement ultime de la connaissance. Depuis Descartes jusqu’à aujourd’hui, les gens ont toujours supposé que la vérité intervient dans le domaine de l’esprit. L’essentiel de qui nous sommes réside dans nos pensées, nos souvenirs et nos espoirs. Le monde qui nous entoure – y compris nos propres corps – est séparé de qui nous sommes vraiment.
Cette vision du monde est à la fois en conflit et partiellement en accord avec la religion évangélique. Le conflit est évident. Dans la vision du monde moderne, la raison humaine l’emporte sur la révélation divine. Le siècle des Lumières a donc vu toute une série de débats enfiévrés et de contradictions supposées entre la raison et la révélation – débats concernant l’historicité de la résurrection et de la naissance virginale, l’évolution et la création, la signification de l’incarnation, l’autorité des Écritures, la nature des miracles, l’efficacité de la prière, etc.
Ce que l’on reconnaît moins souvent, c’est que, de certaines façons clés, la modernité s’est révélée tout à fait compatible avec la religion évangélique, en particulier dans son insistance sur le fait que la vérité réside dans l’esprit. Puisque le christianisme évangélique est une religion de la Parole, nous prêchons la vérité de la Parole de Dieu pour gagner les gens en les persuadant d’accepter ce que l’Évangile affirme et de mettre leur foi en Christ. L’action, pour ainsi dire, a lieu dans l’esprit des gens. Il n’y a rien de mal à cela.
Cela nous laisse cependant dans l’incertitude au sujet des sacrements. Nous ne savons pas très bien à quoi ils servent ni ce que nous sommes censés en faire. Dans les sacrements, la vérité prend la forme de l’eau, du pain et du vin – des substances physiques. Et dans les sacrements, nous nous approprions cette vérité par nos corps – nous nous mouillons, nous mangeons du pain, nous buvons du vin.
L’une des questions que j’aimerais par conséquent aborder dans ce livre est l’aspect physique des sacrements. Pourquoi toute cette eau ? Pourquoi ce pain et ce vin ? Parfois j’ai l’impression que nous aurions été plus heureux si Jésus avait dit : « Dites ceci en mémoire de moi » ou « Pensez à ceci en mémoire de moi ». Cela aurait été bien mieux adapté à notre vision occidentale et moderne du monde – cela aurait fait plaisir à Descartes. Mais non, Jésus a dit : « Faites ceci en mémoire de moi » (1 Co 11.24). Il nous a ensuite donné du pain, du vin et de l’eau.
On a parfois le sentiment que les sacrements sont une source d’embarras pour les évangéliques modernes. On ne sait pas trop comment considérer ces sacrements ni ce qu’il faut en faire. De toute évidence, dans les Églises baptistes, le baptême fait souvent l’objet d’une grande et joyeuse célébration du triomphe de la conversion. J’espère que c’est bien la puissance régénératrice de Dieu qui est louée, car je crains parfois que l’accent ne soit placé sur le succès de l’Église dans son effort d’évangélisation. Avec une telle vision, il demeure toutefois incertain que le baptême remplisse un quelconque objectif futur dans la vie d’une personne.
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Redécouvrir les sacrements
Je me suis parfois demandé si je m’écartais de mon héritage réformé et puritain. Sans doute étais-je en train de devenir (ne le dites pas tout haut) « un peu sacramentel ». J’ai cependant découvert en étudiant la théologie de la Réforme et de ses successeurs, une compréhension beaucoup plus riche et complète des sacrements. Loin de m’écarter de mes racines réformées, je suis en réalité revenu vers elles. Robert Letham écrit : « Rien ne présente un contraste plus marqué entre l’époque actuelle et la Réforme que le délaissement de la sainte cène […]. Aujourd’hui, la sainte cène ne semble avoir presque aucune importance. Elle est considérée comme un ajout facultatif[2]. »
Cet article est tiré du livre : La vérité rendue visible de Tim Chester
[1]Lewis Allen, The Preacher’s Catechism [Le catéchisme du prédicateur], trad. libre,Wheaton, III., Crossway, 2018, p. 180.
[2] Robert Letham, The Lord’s Supper: Eternal Word in Broken Bread, [La sainte cène : une Parole éternelle dans du pain rompu], trad. libre,Phillipsburg, N. J., P&R, 2001, p. 1.