Relativisme, pensée de groupe et foi fragile (Os Guinness)
Deux traits spécifiques du monde d’aujourd’hui rendent l’élément de conviction dans la foi d’autant plus important. Nous baignons dans un climat où le relativisme a valeur d’axiome, de postulat jamais remis en question. Le relativisme sape les fondements de la conviction et provoque une crise d’autorité. La question « est-ce vrai ? » s’est vue remplacée par « est-ce que ça marche ? », puis par « quel sentiment cela procure-t-il ? » Avec pour conséquence que la vérité s’est vue réduite à une question d’opportunité, la morale à une question de pragmatisme, et la foi personnelle à une question de sentiments personnels.
Il arrive que la perte de conviction aille dans le sens d’un sentiment de malaise, d’un changement de cap et d’obédience, qui débouche sur un sentiment de conviction aussi peu constant qu’une impulsion ou une tendance de la mode. Parfois, cette perte de conviction peut suivre un autre cours : l’engagement n’est pas fondé sur une conviction de la vérité, mais sur un besoin personnel, qui prend le dessus, pour se muer en une forme d’intensité passionnelle, de fanatisme.
Cette combinaison entraîne une tolérance dangereuse vis-à-vis de l’erreur et une forme séduisante d’humilité vis-à-vis de la vérité. Si rien ne mérite la conviction de la vérité, tout peut être pris au sérieux, ou à la légère, sans que cela ait d’importance. G. K. Chersterton avait déjà sonné l’alarme : « Ce dont nous souffrons aujourd’hui, c’est d’un déplacement vicieux de l’humilité. La modestie a cessé tout rapport avec l’ambition, pour entrer en contact intime avec la conviction, ce qui n’aurait jamais dû être. Un homme peut douter de lui-même, mais non de la vérité, et c’est exactement l’inverse qui s’est produit. » (G. K. Chesterton, Orthodoxie, Paris, Éditions Rouant & Watelin, 1923, p. 36.).
Le second trait caractéristique de notre époque est une tendance à la pensée de masse qui rend la conviction personnelle plus nécessaire que jamais. Pour de bonnes et de mauvaises raisons, l’accent mis sur l’individu, qui a dominé la pensée occidentale depuis la Renaissance, s’est vu peu à peu remplacé par la prédominance du groupe. Le concept d’individu a cédé le pas à celui plus large de tribu, de race, de parti, de nation, d’État, de progrès, de survie de l’espèce, de processus historique. La notion d’individualité, avec ses mérites et ses défauts, s’est vue taxée d’individualisme. Les avantages de l’unité sur la diversité, du collectivisme (sans considération des relents politiques qui collent à ce terme) sur l’individualisme sont devenus des évidences.
En groupe, les gens sont capables de penser selon des catégories que les représentants d’une époque plus individualiste auraient rejetées. Il suffit pour s’en persuader d’examiner le statut de notions telles que le sentiment d’identité personnelle, le courage d’assumer ses responsabilités, le sens du bien et du mal ou encore la capacité à penser par soi-même : toutes ces valeurs sont tellement érodées que les garde-fous que fournissait la pensée critique sont devenus obsolètes. Plusieurs aujourd’hui sont prêts à avaler n’importe quoi sans réfléchir. Ce qui peut n’avoir apparemment pas d’importance peut aussi relever d’un mensonge dangereux ou d’une propagande fallacieuse.
Ce qui menace la foi aujourd’hui relève plus de la naïveté que de la crédibilité. Le problème n’est pas qu’il soit trop difficile de croire, mais au contraire trop facile. Il est devenu difficile de ne pas croire, et les gens passent d’une croyance à l’autre, poussés par le vent des modes et des courants. Et dans le climat actuel de tolérance généralisée, tout est prétexte à croyance ou presque – sauf la foi chrétienne qui exige des convictions personnelles qu’elles soient confrontées à la vérité.
À première vue, fermer les yeux sur la question de la vérité comporte un certain nombre d’avantages – même au sein de l’Église. Beaucoup se tournent vers la foi (ou au contraire, s’en détournent) en fonction des courants psychologiques ou sociologiques à la mode. Ainsi, certains yuppies, nés dans les années 1970 reviennent à la foi pour donner des valeurs à leurs enfants. Il y a ceux qui suivent le courant et parviennent à une foi véritable, et il y a aussi ceux qui, ballotés par les flots, repartiront avec la marée. Sans l’ancrage solide des convictions personnelles, ils sont à la merci des courants et des marées, à la merci de nouvelles formes de foi fragiles parce qu’elles manquent de vérité et de conviction personnelle.
Cet article est un extrait du livre Au-delà du doute. La raison au cœur de la foi par Os Guinness.